Le thème du débat était le suivant : « La mafia ne naît pas avec le capitalisme, puisqu’elle est attestée dès le 19ème siècle sous régime féodal en Sicile. Mais quel rôle joue-t-elle dans les politiques néolibérales actuelles ? »
Nous vous communiquons les éléments de réflexion qui ont porté ce débat.
1- Définition et caractérisation
Définition avec le code pénal italien, article 416 bis, qui parle d’association mafieuse quand il y a « force d’intimidation du lien associatif » et souligne « la condition d’assujettissement et d’omerta qui en dérive pour commettre des délits », obtenir le contrôle d’activités économiques, ou encore pervertir le libre exercice du vote.
Cérémonie d’intronisation, « il giuramento » : assujettissement total, pour la vie. Code d’honneur, avec notamment l’omerta. L’appartenance au groupe criminel peut être ritualisée (cérémonie d’initiation), pour contrecarrer les inconvénients du nombre. Aliénation par rapport à une organisation qui choisit ses membres : « on ne choisit pas d’être mafieux, la mafia vous choisit ». Puis apprentissage du nouveau mafieux avec des missions qui permettent de le tester.
Territorialité des mafias italiennes :
- Cosa Nostra (Notre Chose) : Sicile / environ 190 familles, 5000 membres / Pizzo Trafic de drogue Infiltration des appels d’offre dans les travaux publics Usure Détournement de fonds européens…/ Giovanni Falcone ;
- Camorra (Protection) : Naples / 100 clans environ 7000 membres / Racket Trafic d’armes et de stupéfiants Contrebande de cigarettes, d’oeuvres d’art Trafic de déchets et d’ordures ménagères Prostitution… / Roberto Saviano ;
- ‘Ndrangheta (Héroïsme et Vertu) : Calabre /150 familles, environ 6000 membres / Racket Enlèvements Affaires financières Trafic de drogue Contrebande / Massacre de Duisbourg en Allemagne (2007) ;
- Sacra Corona Unità (Couronne Sacrée et unie): Pouilles / 50 clans environ 2000 membres / Contrebande de tabac Trafic de stupéfiants et d’armes , d’immigrés clandestins Jeux de hasard…
Les mafias : un contrôle territorial
Pratique du pizzo : contrôle économique et social
La diversification des activités (légales et illégales) est une caractéristique de la mafia. La criminalité organisée, elle, est présente souvent seulement dans l’illégal (ex : cartels de la drogue). Légitimation de la mafia car pourvoyeuse de nombreux emplois ; ainsi le BTP (par ex, production, commercialisation du béton) et l’agriculture renforcent le contrôle du territoire, qui s’inscrit dans la durée. Légitimation aussi car fait diminuer la micro-criminalité.
Contrôle politique : voto di scambio : la population bénéficiant d’avantages (un emploi, une place en crèche…) respecte les consignes de vote de la mafia, et le politicien corrompu une fois élu fait bénéficier d’avantages, par ex pour l’obtention des marchés publics.
Classe politique faible, souvent corrompue, manque de courage. Historiquement, liée à la Démocratie chrétienne (Giulio Andreotti, 7 fois Président du Conseil), après la seconde guerre mondiale, puis à Forza Italia de Berlusconi (début dans les années 1990): argent roi, état dévalorisé, fêtes « bunga bunga » avec utilisation de prostituées mineures, symbiose avec les valeurs mafieuses.
Et aujourd’hui par rapport au M5S, massivement élu dans le Mezzogiorno ? Affaire à suivre…
Les mafias italiennes : une présence extra-territoriale
Carte de la présence mafieuse en Europe
Configuration où le mafieux tend à une criminalité commune, en raison notamment du problème de recrutement, et où il fait profil bas : ne pas attirer l’attention.
Souvent elle s’exporte car le mafieux est assigné à résidence dans le Nord de l’Italie, ou en cavale à l’étranger (France, Allemagne) ou bien accompagne une activité qui se développe sur un territoire plus vaste que l’originel. Ex du trafic de drogue avec la volonté de contrôler l’approvisionnement, le raffinage et la commercialisation (France avec Marseille, Espagne, Europe de l’Est, Belgique avec le port d’Anvers, Pays Bas, avec la porte d’entrée de la drogue ; à Rotterdam, seulement 5% des marchandises sont contrôlées.
Autre cas, des régions où il est facile de faire des affaires à la frontière du légal et de l’illégal (Suisse avec le secret bancaire).
Souvent sont concernées par cette expansion la Camorra, et surtout la ‘Ndrangheta, beaucoup moins Cosa Nostra.
Les investissements mafieux, selon Transcrime en 2016, concernent 24 des 28 pays de l’UE.
Destruction paradoxale du territoire
Pratiques de la Camorra et de la ‘Ndrangheta par rapport aux déchets toxiques . territorialité qui s’oppose normalement à la logique de la globalisation libérale (mise en concurrence généralisée de tous les pays, prédation puis fuite vers un nouveau territoire). Paradoxe à détruire le territoire : la logique néo-libérale l’emporte sur la logique mafieuse traditionnelle, préserver le territoire pour l’exploiter. La Camorra propose des tarifs attractifs pour des produits en fait jamais traités mais enfouis dans des décharges illégales, expédiés vers des pays en voie de développement ou jetés en mer. Maladies des habitants.
2- Les convergences entre les logiques néolibérales et mafieuses
Les mafias sont fortes quand l’État est faible
Historiquement, elles prospèrent avec un État faible économiquement, politiquement. Mafias fortes quand l’État n’a pas « le monopole de la violence légitime » (Max Weber, économiste et sociologue allemand (fin XIXè, début XXè ),
Exemple avec la naissance de Cosa Nostra dans la Conca d’Oro. C’est dès le milieu du XIXème siècle que Cosa Nostra voit le jour. A l’époque, elle est au service de grands propriétaires de terre soucieux d’assurer la sécurité de leur domaine en l’absence d’institutions publiques italiennes, suite à la déchéance des Bourbons et au processus d’unification de l’Italie en 1860. C’est à partir de ce contrôle sur des vastes propriétés agraires (dont les propriétaires sont souvent absents) que les familles mafieuses vont commencer à s’étendre, et à prendre doucement une certaine influence sur les principaux circuits commerciaux de la Sicile comme le marché de la viande, les compagnies de transports et les entrepôts portuaires. Défiance généralisée qui permet à Cosa Nostra l’intermédiation en garantissant les transactions entre vendeurs et acheteurs. Cette influence va rapidement toucher le domaine de la politique.
Criminalité mafieuse présente en Italie du Sud en raison de la construction tardive et insuffisante de l’état italien : G Falcone : à la base de tout, il y a la crédibilité de l’État.
Mafias, éléments moteurs de l’économie de marché
Elles contribuent à faire fonctionner le système économique, social, politique dont elles exploitent forces et faiblesses, les moments d’expansion comme de crise.
Dans une démarche volontaire et consciente, les entreprises du Nord mobilisent les mafias pour obtenir des marchés (au besoin par la violence). Mais la violence n’est pas toujours là, notamment en Italie du Nord depuis les années 2000, car accords très facilement trouvés avec les entreprises (cas du « traitement » des déchets).
Mafia combinant activités légales et illégales : blanchiment d’argent, qui est aisément réinjecté dans le système économique légal. Pour les entreprises légales fonctionnelles au blanchiment d’argent, il faut des activités permettant de déclarer des revenus conséquents difficiles à vérifier, avec un capital investi faible en cas de confiscation. D’où les bars, restaurants, boîtes de nuit, les activités liées au tourisme. Les activités légales de soutien logistique concernent principalement le secteur des transports. L’entreprise légale de transport sert à l’acheminement de marchandises illégales, comme les stupéfiants, ou légales. Économie grise en croissance.
D’autre part, la crise de 2008 leur a permis des investissements immobiliers fructueux en Espagne, au Portugal, en Grèce, pays que les politiques d’austérité amenaient à la ruine..
En période de crise ou, de façon structurelle en Italie, l’accès au crédit bancaire peut être difficile, et le mafieux prête alors de l’argent (à taux standard ou usurier), notamment aux PME, ou achète des participations au capital de l’entreprise.
Poids économique : difficile à évaluer avec précision(secret + importance de l’économie grise) mais très important.
On estime que le chiffre d’affaire annuel des organisations mafieuses italiennes s’élèverait à 90 milliards d’euros, hors trafic de drogue. Un véritable gouffre dans l’économie italienne.
Chiffre d’affaires combiné des diverses mafias dans les années 2010 d’environ 150/180 milliards d’euros par an, 8 à 9 % du PIB italien. Les projections de Jacques Attali en ce domaine à hauteur de 2030 devraient faire appel à des politiques un peu plus soucieuses des menaces, et sur les conséquences que pourraient avoir le contrôle de 15% du PIB mondial ? Sachant qu’actuellement les économies souterraines pèsent déjà entre 2 à 6% de ce même PIB (50.000 à 60.000 milliards de dollars par an).
La mafia comme un poisson dans l’eau avec le capitalisme financier
Mobilité des capitaux, peu de contrôles, paradis fiscaux. Certes les mafieux n’ont pas forcément besoin de montages financiers complexes ou des paradis fiscaux pour blanchir l’argent sale. Ils le font en interne avec les entreprises légales-mafieuses (bars, hôtels, boîtes de nuit…). Mais le capitalisme financier propose des opportunités qu’ils savent parfaitement exploiter. Ils sont totalement à l’aise dans ce capitalisme et la mondialisation. A côté des tueurs, on a des boss mafiosis avec un haut niveau d’instruction (notamment avec la ‘Ndrangheta), dans toutes les couches de la bourgeoisie. La criminalité en col blanc et la criminalité qui s’embourgeoise tendent de plus en plus à se confondre . Ex Bourgeoisie mafieuse dans le milieu médical
Libéralisation dans le foot : la meilleure protection ne serait-elle pas l’ultra-visibilité ?
Facilité des échanges commerciaux internationaux.
Trafics internationaux ont toujours existé ; ce qui est nouveau est l’ampleur de ces trafics. Après la chute du Mur, la globalisation les a incontestablement facilités. Plus on accroît les échanges commerciaux sans pouvoir/vouloir accroître les contrôles, plus on favorise les trafics.
Répartition inégalitaire des richesses.
Réfutation du stéréotype de la mafia qui naît de la pauvreté : Malgré les apparences, la mafia n’est pas due à la misère, c’est une criminalité de riches. Cf les Mémoires du préfet Mori 1932 « La misère peut produire la délinquance, certainement pas la mafia ». Elle se développe dans des zones à bon potentiel économique (la Conque d’Or à sa naissance, la zone portuaire de Naples ou la zone de Gioia Tauro avec son port et son projet de pôle d’industrialisation régional) mais les appauvrit en détournant les ressources à son profit. D’où la pauvreté des populations.
Une même morale de la prédation cynique, sans souci de la dignité humaine
Mystification autour de « l’onorata società », « l’honorable société », du code d’honneur dont les règles sont en fait violées chaque jour.
Il giorno della civetta Sciscia
Exploitation des migrants dans des propriétés agricoles des Pouilles. Sur plus d’1,5 million de migrants irréguliers arrivés dans l’UE en 2015 et 2016, par voie maritime ou terrestre, presque tous ont payé une organisation criminelle selon la police européenne.
Idéologie libérale permissive face à l’infiltration de l’économie légale par les mafias. Economistes libéraux négligeant la source des profits pourvu qu’ils fassent tourner l’économie.
Élite néolibérale et mafias marchent main dans la main pour la drogue (cocaïne notamment)et la prostitution. Elites clientes
Dans cette optique, répression dans les territoires mafieux de tous les mouvements d’émancipation des populations. Ainsi, lutte contre les mouvements associatifs ou partis politiques prônant l’émancipation (ex PC), les syndicats…
3- Les divergences entre les logiques néolibérales et mafieuses
Concurrence systématiquement faussée
Normalement, opposition entre « la concurrence libre et non faussée » du libéralisme et la distorsion systématique de la concurrence avec la mafia : découragement des concurrents par l’intimidation et la violence, l’asymétrie des forces entre mafieux et non-mafieux. Secret, opacité
Or, délits d’initiés sont au cœur du système libéral, c’est en dehors de la transparence démocratique que les riches font le mieux avancer leurs intérêts. De plus, les promoteurs du néo-libéralisme avancent souvent masqués. Donc divergence discutable.
Valorisation de l’individualisme face à la force de la dimension collective mafieuse
La politique néo-libérale prône l’individualisme, le mérite personnel, alors que la force collective est au cœur de l’organisation mafieuse.Les entreprises légales mafieuses constituent un réseau de firmes interconnectées, avec des participations croisées : une cellule familiale à la tête de plusieurs entreprises. Solidarité mafieuse avec l’aide aux familles des prisonniers.
En fait, les riches ont bien une conscience de classe et réagissent en tant que membres d’une oligarchie, comme l’ont montré les travaux des sociologues Pinson et Charlot.
Faiblesse de l’État sur le plan institutionnel
Mafias fortes quand l’État n’a pas le monopole de la violence légitime. Aujourd’hui , dans le système néo-libéral, il l’a souvent (exceptions : la Sicile, la Corse…). Arsenal répressif considérable.
Développement économique freiné
Économie sicilienne freinée car modèle de développement limité dans son extension par la souveraineté mafieuse sur le territoire. D’autre part, effet repoussoir de Cosa Nostra sur certains agents économiques non siciliens. Parallèlement, migration des talents, Différence essentielle avec la logique d’inclusion du Nord-Est. Enfin, fondamentalement effet négatif car le mafieux prend la place du non-mafieux ; avec une économie grise en croissance, les non-mafieux adoptent eux aussi un comportement criminel.
Pour C.Champeyrache, les mafias ne tirent pas vraiment partie de la globalisation (Revue Hérodote, 4ème trimestre 2013).
La famille mafieuse et son code de l’honneur opposés aux affaires
Les éléments passionnels liés à la famille, avec la notion de vendetta (dont les femmes sont souvent les gardiennes), de punition des trahisons, de parole donnée, une partie du code d’honneur, peuvent s’opposer à la loi première du business, faire des affaires, dans un silence propice, sans tenir compte d’éléments irrationnels. Les guerres entre familles desservent leurs propres intérêts économiques, et inquiètent les organisations criminelles avec lesquelles collabore la mafia (ex : cartels de la drogue). La police, l’état réagissent souvent, ce qui entraîne une répression contre-productive. Exemple avec le massacre de Duisbourg ; ou bien le « jusqu’au boutisme » de Toto Riina après le maxi-procès.
4- La lutte contre les mafias
En Italie, la loi Rognoni-La Torre de 1982 permet le séquestre et la confiscation des patrimoines mafieux (biens immobiliers, crédits, parts de sociétés, actions, entreprise azienda…), avec une destination sociale : fonds de soutien aux victimes, locaux servant à de nouvelles écoles, des casernes de pompiers, don à des associations anti-mafia comme la fondation Libera.
But : créer une dynamique positive dans l’économie légale (p 154). Confiscation prononcée et validée quand le propriétaire est condamné pour association mafieuse. Donc validation par cette loi de la non-neutralité de l’identité du propriétaire.
Inversion de la charge de la preuve : la personne soupçonnée doit montrer que ses biens ont une origine légale.
En pratique, les biens séquestrés sont très variés : tableaux, meubles, véhicules de transport terrestre, maritime et aérien, logements, bureaux…etc …Tableau des confiscations selon les diverses mafias p 156
Dans les faits (p 172), grandes difficultés pour réinsérer ces entreprises. Tableau p 172 Stratégies mafieuses pour contrer ces confiscations, notamment la dissolution réticulaire (p 174). La constitution en réseau permet de mutualiser les gains et les pertes.
Institutions pérennes en Italie comme la Direction d’Investigation Anti-mafia.
Éléments de la société civile et religieuse qui luttent.. Rôle de l’Eglise avec l’excommunication des mafieux. Don Luigi Ciotti. Mouvement « Addio Pizzo »
ou bien chanson « Pensa » de Fabrizio Moro
Journée de commémoration consacrée aux victimes de la mafia
Lutte nécessaire contre la corruption, les paradis fiscaux. B Provenzano avait placé des milliards
dans les paradis fiscaux
Création au Parlement européen d’une commission ad hoc, commission Crim présidée par des italiens et vue comme ne concernant que les problèmes italiens. Donc inefficacité.
Depuis une décennie, demande du Parlement européen d’appliquer la loi italienne (416 bis) du « délit d’association mafieuse », avec confiscation des biens. Pression en ce sens d’Europol et Eurojust, c’est à dire la police et justice européenne.
Mais en pure perte en raison de l’opposition de certains pays européens comme l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays Bas : peur affichée pour les droits de propriété face aux risques de confiscation.
Grande difficulté des juges à enquêter vu les différences de législation entre les états membres, alors que les mafias, comme on l’a vu, se jouent des frontières…
Conclusion
Mafias : contrôle d’un territoire dont on structure les relations sociales au quotidien, sur une longue durée, par l’intimidation ; diversification des activités combinant légal-illégal; organisations d’initiés où la notion de famille est centrale.
Au-delà de divergences souvent en trompe-l’oeil (sauf pour la territorialisation et les éléments passionnels liés à la famille mafieuse), politiques néo-libérales et mafias s’accordent. Ces groupes criminels profitent parfaitement des politiques capitalistes, voire elles en sont l’un des moteurs principaux. Les sommes colossales qu’elles manient permettent bien des corruptions, face auxquelles le citoyen se doit d’être vigilant…
QUELQUES REFERENCES
Livres :
- Un pouvoir invisible Les mafias et la société démocratique XIXème/XXIème siècle, Jacques de Saint Victor, L’Esprit de la Cité Gallimard, 2012.
- Quand la mafia se légalise. Pour une approche économique institutionnaliste,Clotilde Champeyrache, CNRS, Editions 2016.
- Gomorra 2009 / Extra pure Voyage dans l’économie de la cocaïne, Roberto Saviano, 2014.
Films, séries :
- Le parrain, Francis Ford Coppola, 1972.
- Gomorra, surtout la série, créée par Roberto Saviano 2014 (à voir en V.O sous-titrée).
Texte et animation du débat : Alain Estébenet.