Alors que les licenciements sont devenus des plans de sauvegarde de l’emploi, ou que la modernisation de l’État cache la fin des services publics, il est temps de se poser certaines questions.
Nous vous proposons une désintoxication du langage travaillée lors de notre 1er Café-Débat.
Qu’est ce que le langage ?
Il n’y a pas la réalité d’un côté et les mots pour la dire de l’autre. Telle ou telle langue, de façon dialectique, détermine une façon de recevoir et de comprendre le monde d’une façon particulière. Nommer le monde est aussi une façon de le créer, comme le savent bien les écrivains, les linguistes et les anthropologues.
Lévi-Strauss dans « Le cru et le cuit »en faisait le constat : dans les sociétés où n’existe pas de cuisson, il n’est pas de mot pour dire « cuit ». Mais il n’y a pas non plus de mot pour dire « cru », car tout l’est. Chaque langue organise et ordonne le monde d’une façon singulière, propre à une société particulière. Les Inuits ont ainsi 20 façons de dire le blanc – quand nous n’en avons qu’un seul, et qui correspondent chacune à des nuances parfois vitales qu’un occidental ne peut percevoir. Concevoir la langue comme un répertoire de mots, dont chacun correspondrait à une chose relève d’une conception naïve du langage.
Or, le monde se dit aujourd’hui à travers le prisme de l’entreprise. Impossible d’y échapper. Cela pose donc fondamentalement un problème d’ordre idéologique et politique puisque la langue n’est pas neutre, comme on vient de le voir, et d’autant moins neutre qu’elle nous est imposée par un pouvoir qui sait très bien la manipuler.
En 1968, un philosophe aujourd’hui oublié, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrions bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurions bientôt plus de mots pour le désigner négativement.
40 ans plus tard, le capitalisme s’appelle développement, la domination s’appelle partenariat, l’exploitation s’appelle gestion des ressources humaines, et l’aliénation s’appelle projet.
Ces mots ne permettent plus de penser la réalité autrement que dans un consentement universel qui fait le jeu des puissants en renforçant notre asservissement.
C’est à nous de reprendre le pouvoir sur les mots que nous souhaitons utiliser pour construire une vision du monde correspondant à nos valeurs.
La vidéo incontournable de Franck Lepage sur la langue de bois
Si vous ne connaissez pas Franck Lepage et ses Conférences Gesticulées, c’est le moment d’en découvrir un extrait. Une analyse hilarante des mots vides de sens utilisés par nos politiques !
Les différents types de langue de bois
George Orwell, dans son son roman 1984 (publié en 1949), a donné les grands principes de cette « novlangue », qui était la langue officielle d’Océania. Plus on diminue le nombre de mots d’une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l’affect.
La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision.
La novlangue est donc une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État, l’objectif ultime étant d’aller jusqu’à empêcher l’« idée » même de cette critique
TECHNIQUES UTILISÉES :
L’oxymore : figure de style qui vise à rapprocher deux termes que leurs sens devraient éloigner, dans une formule en apparence contradictoire, comme « une obscure clarté » ou « réalité virtuelle ».
Quelques exemples :
Croissance négative
Commerce équitable
Développement durable
Flexisécurité
Discrimination positive
L’euphémisme : figure de style qui consiste à atténuer l’expression de faits ou d’idées considérés comme désagréables dans le but d’adoucir la réalité.
Les euphémismes les plus utilisés aujourd’hui sont révélateurs de ce que l’on veut faire oublier.
Quelques exemples :
On dit aujourd’hui « entrepreneur », et non plus « patron ».
On dit « Pays en voie de développement », plutôt que « pays pauvre »
Défavorisés, plutôt que pauvres ou exploités
Sans domicile fixe > clochard
Création de valeur > profit
Lobbying > corruption
Prise massive de bénéfices > crise boursière et financière
Mutualisation des compétences > réduction des effectifs
Modernisation de l’action publique > suppression de postes de fonctionnaires
Baisse du coût du travail > baisse des salaires
Sans emploi > chômeur
Trader > spéculateur
Déficit d’image > mauvaise réputation
« Quand on n’a plus que des mots positifs, on ne peut plus penser la contradiction. Quand on ne peut plus penser la contradiction, on n’est plus en démocratie » (Frank Lepage).
La périphrase : figure de style qui consiste à remplacer un mot par sa définition ou par une expression plus longue, mais équivalente. Autrement dit, elle consiste à dire par plusieurs mots ce que l’on pourrait exprimer par un seul. On neutralise ainsi les mots potentiellement sulfureux, ou simplement politiquement suspects, par des périphrases ou des synonymes orientés.
Quelques exemples :
Désormais, il est préférable de dire « ressources humaines », plutôt que « salariés ».
Au choix, « France d’en bas », « les plus modestes », « ceux qui n’ont rien », plutôt que « prolétariat ».
Solidarité active plutôt que charité
En déficit de capital social, plutôt que pauvre
L’antonymie : le fait de désigner une chose par son contraire, que l’on appelle un antonyme (ex : « égoïste » est l’antonyme de «généreux») :
Par exemple :
Parler de « charges patronales » pour nommer les « cotisations sociales ».
Parler de « paradis fiscal », pour désigner un Etat voyou.
Nom donné aux ordonnances travail du mois de septembre dites « relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail » alors qu’elles détruisent le code du travail.
Optimisation fiscale > pour le vol
Évasion fiscale >pour la fraude fiscale (et donc le vol)
Plan de sauvegarde de l’emploi > pour les plans de licenciement.
Le pléonasme : le fait de doubler un mot par un autre qui contient implicitement ou explicitement le même sens : reculer en arrière (reculer c’est se déplacer en arrière), secousse sismique (séisme vient du grec et veut dire secousse), hémorragie de sang (hémorragie, formé sur le grec, signifie écoulement de sang), etc.
Quelques exemples :
Démocratie participative
Tri sélectif
Lien social
Citoyen actif
L’anglicisme : le fait d’utiliser un terme anglais pour nommer une chose, soit parce qu’elle est nouvelle, soit parce que cela fait plus moderne. Une technique particulièrement utilisée dans le monde de l’entreprise et de la communication qui signe l’appartenance à un milieu, et qui permet souvent d’occulter la complexité sociale ou politique de la situation décrite.
Quelques exemples :
Lobby pour groupe de pression
Business model pour modèle de gestion commerciale
Start-up Nation pour la France
Team manager
Comment résister ?
Le philosophe québécois Alain Deneault nous aide à prendre du recul et à identifier les résistances possibles.
Qui et pourquoi ?
Face à ce nouveau langage qui cherche à imposer une autre façon de voir le monde et à interdire la critique, il est légitime de se demander à qui profite le crime. Pourquoi ces nouveaux mots s’imposent-ils dans notre langage quotidien ?
Une des réponses nous est donné par Noam Chomsky dans son livre classique « La Fabrique du consentement : De la propagande médiatique en démocratie » à découvrir en format vidéo :
> Prochain Café-Débat le vendredi 9 février sur l’évasion fiscale